Samedi après-midi.  Il fait un temps superbe.  Juste assez chaud, un ciel bleu dégagé, aucun nuage à l’horizon.  Les gens sont souriants, décontracte.  Je marche tranquillement sur Mont-Royal.  Je suis heureux, vif d’esprit, et calme.   Puis mes yeux s’arrêtèrent sur une vieille dame au regard perplexe et découragé.  Elle fixait intensément un petit chariot blanc en métal.  On aurait dit un tank dans un de ces films de la Deuxième Guerre qui aurait perdu une chenille au combat.  Je ne le savais pas encore à ce moment, debout à quelques pieds d’elle, mais j’allais faire une de ces rencontres qui vous met le ‘moton dans la gorge’.  Qui vous crée cette émotion si forte que vous vous sentez soulever comme une feuille d’automne au gré du vent.  La dame en question, cette inconnue, c’était ‘la mémé du plateau’….

RETOUR EN ARRIÈRE.  CONTEXTE.

Ce matin-là, j’avais fait mon entraînement habituel, comme à tous les samedis depuis cet été.  Environ 40 minutes de vélo à régime modéré (échauffement général et récupération), une série intensive aux 250 marches de l’escalier du M-R de ‘L’ASCENSION SPARTIATE & SHAOLIN’, terminé par une session libre de 20 de minutes de mouvements inspirés de la capoeira et de ce qui est nommé animal flow.

Je me sens, dans mon corps et ma tête, à la fois mobile, souple, stable et fort.  Je suis ancré à la terre, mais aussi léger comme le vent.  C’est un sentiment grisant, presque extatique.  C’est avec cet état d’esprit que j’arriverais aux côtés de cette inconnue.

RETOUR VERS LE FUTUR

Au moment de notre rencontre, les gens passent autour, la contournent, sans s’arrêter.  Et je dois avouer que j’ai bien failli faire la même chose.  Je ne suis ni pire, ni mieux que tout un chacun.  Un réflexe dans nos vies agitées à 100 à l’heure, je suppose.  Mais quelque chose m’a retenu.  Ce fut plus fort que moi.  ‘Bonjour?  Vous allez bien?  Je peux vous aider?’  ‘Ma roue s’est brisée.  Une vis semble être tombée, mais je ne sais pas où’ me dit-elle.  Je me penche, regarde.  Pas grand-chose à faire sans pièce détachée au premier coup d’œil.  Et je suis tout sauf M. Bricole.  Mais je suis en bonne condition physique.  Jouons sur mes atouts me suis-je dit.  ‘Vous habitez loin?  Puis-je vous aider.’

C’est à ce moment précis que j’ai vu son visage complètement changer.  Découragée une seconde plus tôt, désemparée par son chariot n’ayant maintenant plus que 3 roues, elle s’illumina, tout à coup emplies d’espoir.  Quand on y pense bien, ce n’était pas grand-chose.  Uniquement un ‘Vous habitez loin?  Puis-je vous aider?’  Si j’avais été dans sa situation, avec ma condition physique, j’aurais probablement lancé au départ un ‘F$%?!’  Un peu fâché, mais rapidement à trouver une solution pour passer au travers de ce défi.  Pour moi, cet obstacle à surmonter aurait été une autre occasion de faire un peu plus d’activité physique dans ma journée.  Mais pour cette vieille dame par contre, la gentille mémé du plateau, ça semblait représenter le Kilimandjaro.

Parenthèse.  Si un jour ce genre de situation devait m’arriver, j’espère bien qu’un gentilhomme, ou une gentille femme sauront venir prendre le relai et m’aider à son tour.  Fin de la parenthèse.

‘Je ne peux quand même pas vous demander cela…’  J’ai cru alors y déceler un mélange de gêne et d’espoir dans sa voix.  ‘Vous avez sûrement autre chose à faire qu’aidez la mémé du plateau.’  J’ai fondu de l’intérieur à ces mots, comme du beurre sur un épis de maïs bien chaud en haute saison.  Mais bien sûr que j’ai d’autres choses à faire qu’aider la mémé du plateau.  Comme n’importe qui, j’ai une vie bien remplie.  Mais c’est tellement sans importance tout à coup au fond.  Il fait beau.  Le soleil est haut dans le ciel.  Les gens semblent heureux.  Et maintenant, cette vieille dame aussi.

Paulette (non-fictif) de la rue Henri-Julien m’a totalement conquise.  Car en la regardant, je suis devenu empathique.  Je me suis imaginé à son âge.  ‘J’ai 86 ans, vous savez.’ me dit-elle tout en marchant lentement.  ‘J’ai eu un accident.  J’ai glissé sur le trottoir et tombé sur le visage il y a quelques années.  Je n’ose plus sortir l’hiver depuis.’  là, je suis littéralement prêt à lui donner tout mon après-midi si besoin est.  Au diable ce que je devais faire.  J’espère presque qu’il nous reste encore tout plein de coins de rue à faire avant d’arriver.  Je me sens bien à ses côtés.  C’est comme l’un de ces ‘elders’ qui pourraient me transmettre l’expérience de la vie et la sagesse, comme on le faisait avant docteur GOGGLE et les médias sociaux.  Il y a quelque chose de tangible, une émotion à fleur de peau, un contact humain.  Cet instant est magique, unique.  Et je le savoure goulument.

‘Ça doit-être lourd.’  ‘Non non, ça va.  Ne vous en faites pas.  Je suis en forme.’  Mensonge pieux.  Car dans ma tête, et dans mes bras, c’est lourd en tabarouette.  Je dois changer le chariot de côté après quelques coins de rue.  Je me répète dans ma tête ce que je répète à mes clients sans arrêt.  Respire, gainage abdominal, force avec tes jambes, garde la charge près de toi, dos droit, allonge ton corps.  Me vient également tout à coup cette réflexion ; n’est-ce pas là une excellente raison de faire de l’exercice quotidiennement?  S’entraîner pour avoir les capacités physiques d’aider au moment opportun?  Pour ma part, je crois que oui.

Nous arrivons chez elle.  7 à 8 marches à monter vers la porte extérieure.  Je soulève son panier qui commence à m’arracher les bras et les épaules pour le déposer à l’intérieur.  Pour me rendre compte qu’elle devra encore le soulever dans un escalier d’une 15 de marches en colimaçon.  ‘Attendez, je vais aller le placer devant votre porte.’  Je suis ainsi.  Je termine toujours ce que j’ai commencé.  Pendant que je monte, au travers les crics crac des planches des marches mes oreilles perçoivent un son caractéristique.  Paulette (nom fictif) fouille dans son porte-monnaie.  Bruit d’argent en papier.  Je descends, vois du bleu dans ses mains.  Un billet de 5$.  Charmante dame.  ‘Tenez, c’est tout ce que j’ai.’ me dit Paulette avec un sourire gêné.  Là, je peux vous le garantir, j’ai tellement le moton, vous n’avez aucune idée (je revois la scène dans ma tête en vous l’écrivant).

Je me sens tellement bien, serein et calme à ce moment précis.  Je refuse poliment, mettant mes mains sur les siennes en refermant l’une d’elles sur l’argent. ‘Merci, c’est gentil.  Mais je n’en veux pas.  Gardez-le pour réparer votre chariot.  Ils pourront sûrement vous le réparer à la quincaillerie.  Mais j’aimerais quelque chose d’encore mieux…’ (2 secondes de pause)  ‘Un gros câlin svp?’  Ces yeux.  Ces yeux.  La mémé du plateau s’illumine comme un sapin de Noël avec trop de lumières, avant de me répondre.  ‘Oh oui.  Ça, j’en ai tellement besoin.’

Si Paulette (nom fictif) semblait frêle et incapable de résoudre le problème de son chariot à force de bras, c’est étonnant à quel point son étreinte m’a presque brisé le cou.  Y’en avait des kilos de pression.  Je me sentais comme une banane à qui l’on écraserait la base pour en faire exploser la pelure et sortir la chair, littéralement, ma tête faisant ici office de la pelure, mes yeux et mon cerveau de chair. 🙂

C’est par une journée ensoleillée, le cœur gros et gorgé d’amour et la tête dans les nuages, que j’ai quitté la mémé du plateau, 86 bougies soufflées.  J’ai marché, les idées claires, une respiration calme et profonde.  J’intègre et ressens complètement à ce moment ce que veut dire méditer en mouvement.  Je remercie la vie pour cet instant si simple et si vrai.

Paulette m’a tellement donné en seulement 15 minutes de son temps.  Elle m’a fait réaliser à quel point la méditation m’avait changé.  J’ai envie dorénavant de ce genre de contact.  Je n’ai plus peur, ou je ne suis plus gêné devrais-je plutôt dire de m’avancer vers les autres pour proposer de l’aide, de les étreindre.  Cette activité mentale m’a aussi permis d’améliorer mon écoute.  Ce dont elle avait bien besoin selon ses dires et son langage corporel (rappelez-vous l’étreinte quasi mortelle 2 paragraphes plus hauts :).  L’entraînement et l’apport de l’activité physique au quotidien m’ont donné la capacité d’aider cette dame dans le besoin.  Le petit chariot n’en avait pas l’air.  Mais il était drôlement lourd.  C’est compréhensif.  Si elle ne sort plus beaucoup, et j’ai cru comprendre (à moins d’une erreur) qu’elle vit seule, je suppose qu’elle souhaite rentabiliser au maximum chacune de ses sorties.

Que la santé est le bien le plus précieux.  Qu’il ne faut pas la prendre comme acquise.  Elle peut nous être retirée n’importe quand (sa chute en hiver).  Alors, autant en prendre soin, dès maintenant.  Il faut cesser de remettre à plus tard.  Ce corps qui nous permet de voir et de ressentir la vie est un espace sacré en soi, beau et éphémère, fort et fragile à la fois.

Que le temps nous rattrapera tous, un jour ou l’autre, que nous le voulions ou pas.   Et donc que c’est nous qui aurons peut-être un jour besoin d’un être charitable sur la rue.

Dorénavant, en passant près d’Henri-Julien, j’aurai une pensée pour la mémé du plateau.  Qui sait ; nous nous recroiserons même peut-être un jour …

Share This